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Caricature Verdi
Caricature de Verdi par Gédéon dans “La Hanneton” du 14 mars 1867, 3 jours après la création de Don Carlos, © DP / Wikipedia

 

Cas unique dans l’Histoire de l’opéra, il est parfois difficile de s’y retrouver tant l’ouvrage a subi une série d’avatars : métamorphosé, remodelé, élargi, raccourci par le compositeur lui-même ou par d’autres, il a connu ainsi de nombreuses versions. Mais l’original, c’est Don Carlos avec « s » ! Attachez vos ceintures, c’est parti …

Verdi, Paris, Schiller

Verdi et l’Opéra de Paris, c’est une relation tumultueuse. À l’aube d’une nouvelle Exposition universelle qui se doit d’être le reflet des beaux jours économiques, politiques et culturels du Second Empire, la Maison parisienne veut briller et passe commande, en 1865, d’un grand opéra à Verdi.

Verdi hésite se remémorant les difficultés rencontrées lors des Vêpres siciliennes (1855) : démêlés administratifs et financiers, disputes avec les chanteurs, incompréhension… Car s’il est vrai que la prestigieuse scène parisienne offre des moyens considérables, rien n’est sans danger et le compositeur le sait. Fort de ses succès et de sa renommée indiscutable, Verdi se met un point d’honneur à réussir ce grand opéra français et part à l’assaut de celle que l’on nomme la « grande boutique ».

La force de Verdi découle de sa capacité à peindre le portrait psychologique de chaque personnage. Il ne peint pas des caractères mais des individualités. Le compositeur ne peut alors qu’être séduit par l’esprit lumineux et ardent de Schiller ainsi que par son génie dramatique.

Avant Don Carlos, Verdi a déjà rencontré l’œuvre de Schiller au travers d’autres textes de l’écrivain allemand. Il y a puisé son inspiration pour composer quelques-uns de ses opéras de jeunesse : Giovanna d’Arco, I Masnadieri, Luisa Miller.

 

Au moment des négociations préalables au contrat des Vêpres siciliennes, c’est-à-dire quinze ans auparavant,
Verdi s’était déjà vu proposer un Don Carlos !

 

L’histoire de l’Histoire

Ainsi le drame Don Carlos de Schiller est-il d’une part fort long, touffu, parfois historiquement faux, qu’à cela ne tienne, mais aussi quelques fois invraisemblable et incompréhensible, ça par contre ça complique les choses !

Mais il est d’une très grande richesse et d’une très grande profondeur dans la psychologie de ses personnages, et dépeint à la fois avec brio l’analyse d’une situation cornélienne et une méditation philosophique sur le pouvoir, ses limites et ses désavantages. Verdi se sent plus qu’à l’aise ; il aime décrire les passions humaines dans les rapports sociaux.

Poster issu de la production parisienne de 1867 qui dépeint la mort de Rodrigue en présence du roi.

 

Il faut donc s’atteler au livret. Le livret, en français, confié à Du Locle et Méry, est souvent rythmé par d’autres interventions, celles de Verdi lui-même, poussé par la volonté de concevoir une musique épousant parfaitement ce texte français.

S’éloigner de la vérité historique permet à Schiller ainsi qu’à Verdi, par la suite, de sculpter des personnages complexes, en constante interaction, façonnés par le monde qui les entoure et évoluant au fil de leurs actes. Verdi en profite pour renforcer ou modifier certains aspects, en supprimer ou en ajouter d’autres.

Tandis que Schiller s’attarde sur Posa, héraut de la liberté populaire, Verdi se concentre sur Philippe II, roi complexe et déchiré. Le compositeur parvient à relever le défi ardu de rendre ce personnage sympathique tout en le décrivant tel qu’il est.  Nul ne pourra nier avoir ressenti une once de compassion pour ce roi isolé lors de son sublime air dans son Escurial, glacial et cruel. Verdi le désigne d’ailleurs comme étant un des personnages principaux aux côtés de la princesse Eboli. En effet, tant Elisabeth que Carlos, malgré la superbe musique dont ils sont habillés, ont infiniment moins de profondeur.

Aucun des personnages de ce drame n’est heureux mais le bonheur peut-il exister sous le poids de l’autocratie et d’une Église répressive ? Le compositeur sonde l’âme dans ses plus sombres recoins. La description du caractère des personnages est soutenue par l’orchestre qui en souligne et en accentue les reflets créant ainsi des atmosphères, comme à l’image du duo de Don Carlos et d’Elisabeth, lors de la scène de leur rencontre à Fontainebleau.

Outre les affres auxquelles Verdi fait face durant les répétitions et qui nécessitent déjà pas mal de modifications, il se retrouve de nouveau décontenancé après la première : Don Carlos est reçu avec étonnement. La longueur de l’opéra est déconcertante, certes, mais l’atmosphère d’un conflit plus vaste entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, entre l’Eglise et l’Etat déplaît davantage, au point que l’impératrice Eugénie tourne la tête en geste d’indignation lors de la première parisienne.

Œuvre charnière, annonçant la période dite de maturité chez Verdi, Don Carlos témoigne avec force d’une forme nouvelle de langage musical. Théophile Gautier* parle d’ailleurs « d’un déploiement extraordinaire de moyens harmoniques, de sonorités recherchées et de formes mélodiques nouvelles ».

* Jules Pierre Théophile Gautier (1811-1872) est un poète, romancier et critique d’art français.

Atypique, la voix de baryton, ici celle de Posa, sert le destin, la cause d’un homme bon et juste
et non celle d’un traître comme l’usage le suggérait davantage.

 

Quel Don Carlo(s) ?

Comme le dit Alain Duault dans sa note de présentation dans l’Avant-Scène Opéra (90/91) : « Don Carlos est une sorte de vaste chantier de questions, du fait de sa genèse complexe et de l’écheveau des révisions successives qui en font une œuvre plurielle et pas seulement à cause de sa double identité française et italienne ». Et à Christian Merlin d’indiquer dans la mise à jour de la discographie de ce numéro 90/91 : « Peu d’opéras offrent des visages aussi différents selon la version choisie. En quatre ou cinq actes ? En italien ou en français ? ».

Si on se base sur l’histoire et les statistiques, il apparaît que c’est la version en quatre actes et en italien de Don Carlo, sans « s », qui s’impose. Bien que la version de Modène (1886) soit également de plus en plus jouée depuis que Visconti s’en est emparée en 1958, les années ’70 voient l’original en français resurgir sur le devant de la scène, popularisé par la musicologue et spécialiste de l’œuvre Ursula Günther.  Original, vous avez dit original, mais là se pose la question : quel original ? Pour ce faire, petit éclairage sur les différentes versions de Don Carlo(s).

La version des répétitions de Don Carlos (1866, les répétitions s’étalent sur près de six mois !) n’a, à l’époque, pas été donnée en public et ne comporte pas de ballet dont la présence est obligatoire à l’Opéra de Paris en ce temps, mais aussi car sa durée ne permet pas aux spectateurs venus des banlieues parisiennes de reprendre le dernier moyen de transport pour rentrer chez eux ! Verdi opère ainsi plusieurs coupes afin de raccourcir l’œuvre : considérés comme perdus, ces fragments coupés sont retrouvés et largement étudiés depuis les années 1970. C’est cette version des répétitions parisiennes de 1866, sans ballet mais avec les fragments retrouvés, qui sera présentée sur notre scène.

La deuxième version de Don Carlos est celle qui est représentée à la première de l’opéra, le 11 mars 1867, et tient l’affiche pendant 43 soirées. Traduite en italien, cette version, est représentée à Bologne en 1867, puis à Naples en 1872 (avec le duo entre Philippe II et Posa remanié). Par la suite, Verdi revoit profondément l’œuvre en vue de représentations à partir de janvier 1884 à La Scala de Milan : cette version milanaise en quatre actes sans ballet fait usage d’un livret revu et retraduit en italien, et voit notamment la suppression du premier acte dit « de Fontainebleau », ainsi que nombre de coupes et aménagements. Enfin, une dernière version italienne en cinq actes, créée à Modène en 1886, réintègre le premier acte dans sa position d’origine.

Un processus créatif de vingt ans, pour la rencontre des deux monuments de la culture européenne que sont Verdi et Schiller…

Ce qu’il en pense

 

Stefano Mazzonis di Pralafera – mise en scène

« Nous allons interpréter la version en français qui sera représentée pour la première fois à Liège. (…) Pour plus d’exactitude, nous allons jouer la version des répétitions parisiennes, sans le ballet qui, comme vous le savez, a été ajouté. Diverses raisons expliquent ce choix.  Avant tout, si l’on omet l’acte de Fontainebleau, l’histoire de Carlos est incompréhensible. (…) Il ne faut par ailleurs pas oublier que Verdi a composé l’opéra en français. Sa gestation a été complexe. Il a été contraint de laisser tomber une partie des morceaux qu’il avait composés, notamment pour des raisons purement pratiques. (…) Verdi a exprimé son désarroi dans des lettres enflammées. La musique et la vocalise de la version originale sont très différentes de la version rythmique italienne, loin d’être aussi satisfaisante que la version française. Il me semble donc fondamental de respecter l’intention dramatique de Verdi. Verdi a imaginé un opéra en cinq actes en français. Il s’agit de ma première mise en scène de Don Carlos. Je m’étais promis de m’y attaquer que s’il m’était donné de proposer la version originale. Je le répète, l’opéra a été composé en français et la musique colle parfaitement à la partition. »

 

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