« Je recherche un sujet intime mais fort, qui repose sur des conflits que j’ai vécus personnellement ou dans mon entourage et qui me touchent au plus profond de mon être ! »
Tchaïkovski
Si depuis quelques temps Tchaïkovski se tenait éloigné de la scène lyrique, c’est que les péplums inspirés de l’antiquité égyptienne ne l’inspiraient guère. Il préfère alors se consacrer à la musique instrumentale avec, entre autres, un Concerto pour piano, les Variations sur un thème rococo, LeLac des cygnes… jusqu’à ce qu’on lui souffle de transposer à la scène un roman en vers, signé par un certain Pouchkine.
Comment Tchaïkovski a rencontré Eugène Onéguine
Quand quarante ans plutôt Pouchkine signe Eugène Onéguine, il publie alors l’une des œuvres les plus appréciées de la littérature russe. Lorsque Tchaïkovski la redécouvre, après que l’idée de la transposer lui fût proposée par la contralto Elisaveta Lavrovskaïa, il s’enflamme. Il narre d’ailleurs les conditions de cette rencontre dans une lettre qu’il adresse à son frère Modeste, le 18 mai 1877 :
« La semaine dernière, j’étais chez Lavrovskaïa. La conversation porta sur les sujets d’opéra. Son imbécile de mari disant les pires inepties et proposait les sujets les plus invraisemblables. Lavrovskaïa ne disait rien, se contentant de sourire avec indulgence. Soudain, elle dit : Et si vous preniez Eugène Onéguine ? L’idée me parut invraisemblable, et je ne répondis rien. Puis, étant allé diner tout seul dans une auberge, je repensai à Onéguine, et en y réfléchissant je commençai à trouver l’idée de Lavrovskaïa acceptable. Elle commença même à m’enthousiasmer et, vers la fin du repas, ma décision était prise. Je courus chercher le livre de Pouchkine. Je le trouvai non sans mal, rentré à la maison, le relus avec émerveillement, et passai une nuit sans sommeil, dont le résultat fut un charmant scénario sur le texte de Pouchkine (…). Tu auras du mal à croire à quel point je suis enthousiasmé par ce sujet. Je suis tellement heureux de me débarrasser de toutes ces princesses éthiopiennes, de ces pharaons, de ces empoisonnements, de toute cette emphase. Eugène Onéguine est d’une poésie infinie. Je reste cependant lucide, je sais qu’il y aura peu d’effets scéniques et peu d’action dans cet opéra. Mais la poésie de l’ensemble, l’aspect humain et la simplicité du sujet, servis par un texte génial, compensent largement ces défauts ».
Deux femmes, deux hommes et un duel
Œuvre intimiste,Eugène Onéguine est l’opéra le plus populaire de Tchaïkovski. Dans ces scènes lyriques, ce mélodiste et orchestrateur de génie transfigure et illumine l’éventail des sentiments qui parcourent quatre jeunes, bercés par une douce nostalgie d’un passé à jamais révolu, face aux premiers émois amoureux, aux doutes, aux occasions manquées : Onéguine, Lensky, Tatyana et Olga. En effet, il s’agit davantage de scènes à la manière d’une série, dont l’argument touche plus aux portraits psychologiques des personnages, qu’à celui d’un récit linéaire. À cela, s’ajoutent les entrelacements de thèmes qui se sourient, se répondent, prodige de construction dont Tchaïkovski a le secret, pour qu’une tension immédiate s’installe jusqu’à en être fatale. Une œuvre d’une beauté brûlante.